Un Oscar d'honneur pour Euzhan Palcy (Ciné 1984)

Publié le 26/11/2022


Samedi 19 novembre 2022, la réalisatrice Euzhan Palcy (Ciné 1984) a reçu un Oscar d'honneur à Los Angeles pour l'ensemble de sa carrière, devenant ainsi la deuxième Française, après Agnès Varda en 2017, à obtenir cette distinction.

Née en 1958, Euzhan Palcy a été une pionnière de la représentation des communautés noires à l’écran et la première femme à obtenir un César, en 1984, pour son film Rue Cases-Nègres.

Après ses études à l’ENS Louis Lumière, elle rencontre des grands noms du cinéma tels que Jean Rouch, René Gilson, François Truffaut, aux côtés desquels elle effectue quelques travaux d’assistanat ou de montage…

Suite au succès de Rue Cases-Nègres, Euzhan Palcy part aux États-Unis pour y développer un nouveau projet, Une saison blanche et sèche (1989). Elle devient non seulement la première réalisatrice noire à être produite par une major hollywoodienne mais également la première femme à diriger Marlon Brando.

Par la suite, elle tourne en France Siméon (1992) et aux Etats-Unis, Ruby Bridges (1999) et The Killing Yard (2001).

Euzhan Palcy a également tourné des documentaires militants, comme Aimé Césaire, une voix pour l'Histoire (1994) et Parcours de dissidents (2005).

Dans une interview donnée sur France Info, elle évoque sa passion pour le septième art : « Le fait d’être cinéaste, pour moi, ce n’est pas un vain mot. C’est un engagement, né d’une grande souffrance, d’un combat et d’une grande frustration. D’une grande colère que j’ai voulue créatrice. On n'existe nulle part, et j’ai voulu que ça existe.Tant que les choses n’iront pas comme il faut, je ne pourrai pas décolérer. Je continuerai à avancer avec ma colère, qui n’est pas une colère de violence, mais une colère qui stimule, qui donne naissance à des choses. »

 

Discours d'Euzhan Palcy au cours de la cérémonie (traduction par nos soins) :

Merci, merci, merci ! Et bien, je voudrais tout d'abord vous demander, mes chers amis, d'être indulgents avec moi, car c'est un grand, grand moment d'émotion. Et aussi, parce que je déteste mon accent quand je parle en anglais. Si je trébuche sur un mot, juste applaudissez, vous voyez ? Merci, chers membres de l'Acadamy Board of Governors. Et merci à tous ceux qui sont venus ici ce soir.

Un remerciement tout particulier à deux brillantes étudiantes qui ont fait le chemin depuis la Martinique, mon pays d'origine, Erinne et Salome. Il y a quelques années, en Martinique, une école a été baptisée Collège Euzhan Palcy. Et je voulais absolument qu'il y ait ici ce soir à la fois l'une des étudiantes de ce collège, et une autre du collège Aimé Césaire, en Martinique également. Parce que si je fais des films, c'est pour cette génération et celle d'après. C'était très important qu'elles puissent venir jusqu'ici, avec le soutien de tout le monde en Martinique, qu'elles soient dans cet endroit avec vous, avec nous, qu'elles puissent voir cela. Et puis qu'elles rentrent chez elles en pouvant dire aux autres jeunes ce que c'était, comment c'était, les personnes qu'elles ont rencontrées, et l'importance de cette expérience pour elles-mêmes.

Quand je vous regarde tous, amis, pairs, collègues, mentors, créateurs de mémoire, je me souviens d'un proverbe africain. "Si tu veux aller vite, vas-y seul. Si tu veux aller loin, vas-y ensemble." Mesdames et messieurs, vous savez au fond de vous que personne n'atteint jamais ce stade seul. Je ne serais pas ici sans la sagesse et l'amour de tous ceux qui m'ont rejoint dans mon voyage. Mon cœur éclate en ce moment en pensant à ma grand-mère Cami, à mon papa Léon, à ma mère Mire, et à ma marraine et mes parrains — Maya Angelou, Aimé Césaire, François Truffaut.

Merci à tous les mentors qui m'ont encouragée, comme Robert Redford, qui m'a invitée à participer au Sundance Institute Filmmakers Lab en 1985. C'est là que j'ai pu lancer la création de "A Dry White Season". Je remercie les acteurs et les équipes de tous mes films, en particulier ceux de "Sugar Cane Alley", "The Brides of Bourbon Island" et "A Dry White Season". Et un merci très important au public du monde entier. Sans eux, mes films ne seraient pas considérés aujourd'hui comme des classiques. Je vous aime tous. Je m'en voudrais de ne pas remercier la source de toutes mes bonnes fortunes, le Dieu tout-puissant.

Maintenant, beaucoup m'ont demandé pourquoi, pendant un certain temps, je me suis éloignée de la carrière que j'aime. La réponse est que j'ai reculé pour pouvoir me relever et me tenir vraiment debout. Si je n'ai pas fait de films pendant quelques années, c'est parce que j'avais décidé de me taire. Et j'ai gardé le silence parce que j'étais épuisée. J'en avais tellement assez d'entendre que j'étais une pionnière. J'étais tellement fatiguée d'entendre des éloges pour être la première parmi tant de premiers, mais me voir en même temps refuser la chance de faire les films que je voulais réellement faire.

Au fil des ans, de chères amies comme Ava Duvernay, Julie Dash, Neema Barnette, Kasi Lemmons, Gina Prince-Bythewood et d'autres m'appelaient la reine, partageant mon travail, me remerciant d'avoir brisé les barrières. J'ai été touchée, très touchée par tant d'éloges. Et pourquoi parlent-elles de moi comme ça ? Parce qu'elles se sont peut-être reconnues et identifiées à mes films, aux thèmes qu'ils véhiculent, et parce que je suis une cinéaste. Parce qu'elles étaient probablement au courant du danger auquel je faisais face en m'infiltrant en Afrique du Sud, en passant en contrebande, cachées dans mon slip, des preuves audio des victimes de l'Apartheid, nécessaires pour dire la vérité sur leur lutte.

Je n'ai pas peur et je veux inspirer la nouvelle génération, comme mes filleuls, Manuel et Andrew. Mais, en fin de compte, à quoi servent ces mots sincères ? Parce que je n'étais pas derrière la caméra, en train de faire ce vraiment pour quoi Dieu m'a mise sur cette terre : diriger une caméra, mon arme miraculeuse comme je l'appelle, pour faire le point à l'écran sur notre humanité collective. Avec une caméra, je ne tire pas, je soigne. Et pourquoi j'ai gardé le silence ? C'est parce que j'avais perdu la volonté d'affronter ces mots : être noire, ça n'est pas "bankable", être une femme, ça n'est pas "bankable". Être noire et femme, ça n'est pas du tout "bankable". Allez, les gars, regardez ma sœur [Viola Davis] qui se tient ici à côté de moi ! Être noire est "bankable". Être femme est "bankable". Être noire et femme, c'est tout à fait "bankable". Oui, absolument. [désignant le ciel] "Lui" le sait.

Ce soir, vous venez de donner de l'importance à ce que j'ai toujours voulu exprimer. L'impossible est possible, et vous avez ressuscité en moi la joie de crier à nouveau : moteur, ça tourne, action ! C'est mon cri ce soir. Un cri d'inclusion, de fierté, de bonheur. Je félicite l'Académie d'avoir aidé à mener la charge pour changer notre industrie et d'avoir ouvert les portes qui étaient fermées aux idées et à la vision que j'ai défendues pendant si longtemps. Cela m'encourage à élever à nouveau la voix, à vous proposer des films de tous genres que j'ai toujours voulu faire à ma manière, sans que ma voix soit censurée ou réduite au silence.

Très important : mes histoires ne sont pas noires, mes histoires ne sont pas blanches. Mes histoires sont universelles, elles sont colorées. Merci à vous tous, et merci à cet homme merveilleux, Oscar - mon Oscar, qui brille si fort. Tu es un symbole qui donne de l'espoir à nous et aux jeunes filles comme Erinne et Salomé. Et à tous les enfants, petits garçons et petites filles de toutes les couleurs de peau, qui rêvent un jour de te porter fièrement.

J'ai mentionné plus tôt Andrew et Manuel, qui sont cinéastes et militants. Des cinéastes et des militants qui incarnent l'esprit et les idées dont j'ai parlé ce soir. C'est pourquoi en 2016, ils m'ont choisie pour devenir la marraine d'un mouvement qu'ils ont créé pour susciter la paix, l'amour et l'unité. Le mouvement "Connect". Ils se battent passionnément pour la connection humaine, celle qui nous rapproche tous d'un simple geste, paume contre paume. Surtout en cette période où nous sommes si divisés, pas seulement ici, mais partout dans le monde, ce sont des valeurs auxquelles je crois et pour lesquelles je me bats avec ma caméra, ma voix et ma vie. Utilisons mon cri de joie pour élever nos voix ensemble : moteur, ça tourne, action !

Merci à l'Académie. Merci à Monsieur Jean-Luc Ormières pour "Sugar Cane Alley" et Jacques Guinchard, je vous aime tous. Je voudrais enfin remercier Monsieur George Baker, qui a fabriqué cette superbe robe pour moi. Je désirais l'habit d'une combattante, il m'a fait l'habit d'une reine. Je suis certaine qu'Ava Duvernay en sera très heureuse. Merci infiniment.

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Voir l'article sur le site Internet de l'Académie des Oscars

(Sources CNC et Télérama)