A propos de "Michel Ange", d’Andreï Kontchalovski.

Publié le 14/03/2021


La ligne de crête d’un artiste : ni dissident, ni partisan, ni courtisan

Intro. Entre deux confinements, une énorme surprise m’attendait. Une claque en langage actuel. Enfin un film ayant l’envergure de l’écran sur lequel il était projeté, celui d’une vaste salle où les spectateurs sont presque des lilliputiens et surtout pas des Gulliver face à leur écran d’ordinateur ou pis encore de smartphone. 

Ne nous emballons pas, ce film « Il Pecato » le péché, distribué avec le titre Michel Ange, est l’œuvre d’Andrei Kontchalovski un réalisateur jeun’s de 83 ans. Il a peu de chance de devenir un film culte pour la génération actuelle.

Ce film est dépourvu des éléments tendance effets spéciaux. Il n’oppose pas des super-héros aux pouvoirs prêtés au Tout Puissant. Il est à mille lieux de décrire des univers de fantaisie à la Harry Potter ou des sagas graaliques tel le Seigneur des Anneaux. 

Non, mille fois NON !

Le film suit un chemin de crête, celui que doit emprunter tout créateur pour exister, pour continuer à créer au milieu des embuches ourdies par d’autres, comme par les saillis de ses propres doutes. La condition humaine de l’artiste explose à l’écran dans ses aspects les plus élévateurs : l’œuvre elle-même, comme dans les vicissitudes abyssales de l’âme dut dit créateur. 

Mais l’artiste n’est pas isolé dans la tour d’ivoire de ses créations. Au contraire il baigne dans la réalité de son époque, à tous les étages sociaux de celle-ci, dans la magnificence des palais comme dans les crasses et odeurs des rues et estaminets.

Et c’est là où le grand réalisateur Andrei Kontchalovski excelle et fait de « Il Pecato » une œuvre qui est déjà entrée dans mon Panthéon.

 

Le fond. Il s’agit de retracer La Renaissance et les luttes rivales entre deux clans voulant s’approprier le sculpteur à leur profit et assoir leur pouvoir sur la papauté. Mais au-delà des rebondissements de l’intrigue, c’est une fois encore, l’inclinaison du réalisateur à inscrire ses scénarios dans le terreau du quotidien – sauf dans certains films aux USA, et cela depuis sa première œuvre : le Premier Maitre (1965) qui le fit reconnaitre. Mais si ce premier film développait une approche documentaire sur les années 60 en URSS, ici il s’agit pour notre plaisir d’une œuvre d’imagination, plus que celle témoignant du constat du réel. 

Andrei Kontchalovski et ses collaborateurs ont dû imaginer la quotidienneté d’existence des hommes et des femmes d’alors. Certes des documents existent qui aident à imaginer, mais sous les ombres et lumière des projecteurs des studios, leur donner vie à chaque plan est une gageure que peu de réalisateurs accomplissent. 

Dans la salle avec d’autres spectateurs, je suis transporté en Italie, passant de Florence à Rome, du Vatican jusqu’au port de Carrare. Chaque scène, chaque plan est habité des gestes des travailleurs, des activités des passants et passantes. Ainsi se diffuse en moi cette grouillance de la réalité jusqu’à en ressentir la grandeur ou les émanations putrides. 

Les plans sont rarement coupés au cordeau des dialogues ou de l’action principale ; il reste toujours un peu de temps pour faire de la place à l’existence de personnage se rendant quelque part tandis que d’autres s’agitent sans que nous en connaissions les raisons, mais qui en filigrane brodent la multiplicité, à un moment T, des actions concomitantes des humains. 

Alors le spectateur devient un quidam caméléon du peuple de la Renaissance, un parmi les autres, jusqu’à être un des ouvriers-tailleurs de bloc de marbre, dans cette scène emblématique du film, celle où Michel Ange fait descendre « il monstro », son gigantesque parallélépipède de marbre des collines jusqu’au port !

 

La forme. Avec cette séquence, le film prend une fulgurance qu’il ne relâchera plus. Une tension extrême nait du champ magnétique entre les plans : l’ample et serein paysage ensoleillé de la colline et la pesanteur du bloc de marbre dont l’avancée pas à pas menace d’écraser les ouvriers, des lilliputiens que le Gulliver de marbre risque de réduire à néant à tout instant ! 

Ce montage d’anthologie vaut une métaphore sur la valeur du travail collectif, mais il ne serait pas vain d’y voir également celle de l’inconscient de Michel Ange, dont le portrait tout au long du film déroule l’individualisme, l’orgueil, le cynisme, la bonté, la cupidité et le génie ! 

 

Le lien perpétuel entre le fond et la forme. Andreï Kontchalovski souhaitait que chaque scène dégage une véritable authenticité. "Je ne veux pas voir de jolis portraits dans le cadre. « Je veux voir des gens avec des vêtements sales, couverts de sueur, de vomi et de salive. L’odeur doit traverser l’écran et atteindre les spectateurs" (Notes de production, Il Peccato, 2019). 

Dans d’autres entretiens, il précise son travail actuel : « Pendant ma quarantième année de cinéma, j’ai senti que j’avais tout compris du cinéma. A ce moment-là, j’ai cherché à comprendre ce que signifiait l’image au cinéma, j’ai donc relu "Notes sur le cinématographe" de Robert Bresson, qui est une bible pour un cinéaste. »  

« Le plus important, c’est de ne pas se tromper dans ce que tu ne montres pas. »

Ce crédo de Robert Bresson, il l’a fait sien. Mais s’il a pu aussi bien l’appliquer, c’est que l’être Kontchalovski est par ses ascendants et par son propre parcours, un artiste qui peut se reconnaitre lui-même dans l’être Michel Ange. Est-ce donc à une véritable introspection par personnage interposé que nous assistons ? Un autoportrait du réalisateur lui-même ?

Ce réalisateur prolonge depuis 1960 la grande cinématographie russe des années 20. Une cinématographie qui pousse toujours à la réflexion du spectateur, une cinématographie exigeante qui parle encore et toujours de la condition humaine aussi bien dans un style documentaire que dans une réflexion philosophique.

 

Ni dissident, ni partisan, ni courtisan. Tel est le titre du livre d’entretien mené par Michel Ciment et publié aux éditions Actes Sud, livre sortit à l’occasion de la Rétrospective consacrée par la Cinémathèque en septembre dernier.

A Michel Ciment de remettre en perspective l’homme Andreï Kontchalovski :

« Avant d'entreprendre des études de cinéma, il est dans sa prime jeunesse un pianiste émérite au Conservatoire de Moscou. Plus tard, il attache toujours une profonde importance à la musique dans ses films, aux liens qu'elle entretient avec l'art cinématographique. Son arrière-grand-père maternel, Vassili Sourikov, est l'un des peintres russes les plus célèbres du XIXe siècle, et son grand-père, Piotr Kontchalovski, l'un des artistes majeurs du postimpressionnisme. Ces antécédents artistiques font de lui un cinéaste soucieux du cadre et de la lumière. Par ailleurs, dès ses débuts, il ne sépare jamais l'écriture de la mise en scène. Il est d'abord scénariste pour Andreï Tarkovski, co-écrit avec lui le scénario du court métrage Le Rouleau compresseuret Le Violon, puis celui d'Andreï Roublev. »

Kontchalovski est un cinéaste complet. Il ne veut pas séparer la forme du fond. Son Michel Angeest un film aux images vibrantes de sens et à la forme esthétique aboutie, avec un art de la mise en lumière et du juste choix du point de vue du cadre pour nous émouvoir et nous faire réfléchir.  

Une image aura du mal à disparaitre de ma mémoire. Le plan de la chambre au lendemain de la nuit de noces d’un jeune couple dont Michelangelo a pris à sa charge les bombances des festivités. Mais je n’en "divulgâcherais" pas le contenu, pour vous en laisser le plaisir dès la réouverture des salles.

 

Dominique Bloch (Ciné 1967)